Actualité : La valeur éternelle de la vie privée

Publié le 8 novembre 2021 à 12h

Traduction d’un texte de Bruce Schneier publié en 2006.

Les promoteurs de la surveillance gouvernementale de masse sont fiers de dire que seuls les coupables devraient s’inquiéter de l’espionnage. Jetons cet argument fallacieux aux ordures une bonne fois pour toute.

La réplique la plus fréquente faite aux défenseurs de la vie privée, par ceux qui sont favorables aux vérifications d’identité, caméras, banques de données, exploitation de données et autres mesures de surveillance de masse, tient en cette ligne: “Puisque vous ne faîtes rien de mal, qu’avez vous à cacher ?”

Quelques réponses futées : “Puisque je ne fais rien de mal, vous n’avez aucune raison de m’observer”, “Parce que le gouvernement définit ce qui est mauvais, et ne cesse d’en changer la définition”, “Car vous pourriez faire un usage néfaste de mes informations”. Mon problème avec ces réponses – aussi vraies soient-elles – est qu’elles acquiescent la prémisse que la vie privée consiste à dissimuler un tort. Ce n’est pas le cas. La confidentialité est un droit inhérent à l’humain, et prérequis à ce que la condition humaine soit liée à la dignité et au respect.

Deux proverbes le disent mieux : Quis custodiet custodes ipsos ? (“Qui surveille les surveillants ?”) et “Un pouvoir absolu corrompt absolument”.

Le cardinal de Richelieu comprenait la valeur de la surveillance dans l’une de ses phrases célébres, “Donnez-moi six lignes écrites de la main du plus honnête homme, je trouverai en elles de quoi le faire pendre”. Observez quelqu’un suffisamment longtemps, et vous trouverez de quoi le faire arrêter – ou juste avoir de quoi le faire chanter. La vie privée est importante car sans elle, les informations de surveillance seront détournées : par voyeurisme, pour vendre aux commerciaux et espionner des enemis politiques – peu importe qui ils seront à cet instant.

La vie privée nous protège des abus de ceux qui sont au pouvoir, même lorsque nous ne faisons rien de mal pendant ces temps de surveillance.

On ne fait rien de mauvais quand on fait l’amour ou qu’on va à la salle de bain. On ne cache rien délibérement quand on cherche un endroit privé pour réfléchir ou discuter. On conserve des journaux intimes, chantons en privé sous la douche, et écrivons des lettres d’amour à des amant·e·s secret·e·s puis les brûlons. La vie privée est un besoin humain ordinaire.

Un futur dans lequel la vie privée serait constamment assiégée était si étrange aux concepteurs de la Constitution qu’ils n’ont jamais songé à en faire un droit explicite. La vie privée était inhérente à la noblesse de leur existence et de leur cause. Evidemment qu’être surveillé chez soi n’était pas raisonnable. La moindre surveillance était un acte si invraisemblable qu’il ne pouvait se concevoir parmi les gentilhommes de cette époque. Vous surveilliez les criminels avérés, pas les citoyens libres. Chacun est maître chez soi. C’est intrinsèque au concept de liberté.

Car si nous sommes surveillés pour toutes choses, nous sommes constamment sous la menace de corrections, jugements, critiques, ou même de plagiarisme de notre unicité. Nous devenons des enfants, entravés par ces yeux qui nous observent, avec la crainte constante que – maintenant ou dans un futur incertain – les motifs que nous laissons derrière seront rapportés pour nous impliquer, par on ne sait quelle autorité qui se serait intéressée à nos actes autrefois privés et innocents. Nous perdons de notre individualité, car tout ce que nous faisons est observable et enregistrable.

Combien d’entre nous nous sommes arrêtés pendant une conversation ces dernières années, réalisant qu’une oreille inopportune aurait pu nous entendre ? C’était peut-être une conversation téléphonique, ou un e-mail, un message texte, ou une conversation dans un lieu public. Peut-être que nous parlions de terrorisme, de politique, ou de l’Islam. On s’arrête net, avec la crainte soudaine que nos mots puissent être sortis de leur contexte, puis nous rions de notre paranoïa puis continuons. Mais notre attitude a changé, et nos mots suivants sont subtilement modifiés.

C’est la perte de liberté à laquelle nous nous confrontons lorsque la vie privée nous est retirée. C’est la vie pendant l’ancienne Allemagne de l’Est, ou l’Iraq de Saddam Hussein. Et c’est notre futur si nous autorisons cet oeil toujours plus intrusif dans nos vies personnelles et privées.

Trop de gens caractérisent le débat sous la forme “la sécurité contre la confidentialité”. Le vrai choix c’est la liberté contre le contrôle. La tyrannie, qu’elle émerge d’une menace physique étrangère ou sous le regard constant de l’autorité domestique, est toujours de la tyrannie. La liberté éxige la sécurité sans intrusion, la sécurité plus la vie privée. L’extension de la surveillance policière est la définition propre d’un État policier. Et c’est la raison pour laquelle nous faisons de la vie privée notre cheval de bataille même lorsque nous n’avons rien à cacher.